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un film d' Arnaud Desplechin

 

 

France/Grande Bretagne - 2000

2h25 - Couleur

Avec Summer Phoenix (Esther Kahn), Ian Holm (Nathan Quellen), Fabrice Desplechin (Philippe Haygarth), Frances Barber (la mère d'Esther), Laszlo Szabo (le père d'Esther), Emmanuelle Devos (Sylvia)

"On fait du cinéma parce que le cinéma a un lien organique avec le monde et que si on fait du cinéma le monde va aller mieux." Arnaud Desplechin

Arnaud Desplechin est un cinéaste passionnant. Eventuellement, si on veut chipoter, on peut reprocher à La sentinelle d'être incompréhensible, à Comment je me suis disputé ... d'être un petit peu bavard sur les bords, à Léo d'être austère, et à Rois et reine (actuellement en salles) de sacrifier toute psychologie à ses effets (comiques et tragiques). Mais bon, quoi qu'il en soit, je suis désolé, et même avec toute la mauvaise foi du monde, à Esther Kahn, on ne peut pas reprocher grand chose ...

Ce film est l'adaptation (en Anglais) d'une nouvelle (du même nom) d'Arthur Symons, écrivain anglais plutôt méconnu. A Londres, à la fin du XIXè siècle, Esther Kahn est une fille renfermée, élevée dans une famille nombreuse et assez pauvre, qui tient un atelier de couture. Elle cherche sa place dans un monde qu'elle ne comprend pas, qui ne l'atteint pas. La première partie du film s'attache à décrire en détail ce corps "animal", en perpétuelle attente d'une libération. Vient ensuite la découverte d'une issue possible : la théâtre, à travers lequel Esther se sent enfin vivre. Il lui faut alors apprendre : apprentissage du jeu, suivant les cours d'un vieil acteur réputé médiocre, Nathan Quellen, mais aussi apprentissage des sentiments et de la souffrance, à travers sa relation avec son amant, Philippe Haygarth, critique de théâtre et écrivain, qu'elle a froidement choisi comme initiateur, mais à qui elle finit par s'attacher. Enfin arrivera la consécration, le soir de la première d'Hedda Gabler.

La grâce de ce film tient notamment à son duo d'acteurs : Summer Phoenix (soeur de Joaquin et de River, qui n'a pas joué dans grand chose à part ce film, et dont Desplechin dit : "Je repensais à cette phrase d'Howard Hawks : "Il y a peu d'acteurs qu'on puisse voir dans tous les plans d'un film sans qu'on s'en fatigue. Je ne crois pas qu'on puisse se fatiguer de Bogart." C'est effectivement ce que je pense de Summer actrice : on ne peut pas s'en lasser"), fascinante et Fabrice Desplechin (frère du réalisateur, qui n'a joué presque que dans ses films, et qui aurait peut-être gagné à travailler son accent anglais ...)

"I want to be revenged"

Plus que le récit de la naissance d'une actrice, Esther Kahn est avant tout celui d'une révélation à la vie, d'une conquête de sa place dans le monde. "Esther a choisi le théâtre mais elle aurait pu choisir autre chose pour arriver au même résultat. Le film ne décide même pas si c'est une bonne actrice ou non, c'est peut-être une petite actrice qui a fait une toute petite carrière marginale. Mais l'importance qu'elle a pour moi, et l'importance qu'elle a pour Summer, est extrême et ne tient pas du tout à son statut d'actrice. Je ne me suis même jamais demandé si elle jouait bien ou pas ... eh bien ça ne comptait pas." déclare le réalisateur.

Dès le début du film, lorsque ses frères et soeurs parlent de ce qu'ils aimeraient obtenir dans leur vie, Esther murmure dans son coin : "Je veux être vengée". Elle se sent exclue de la société des hommes, qui ressentent des choses qu'elle ne ressent pas, qui s'intéressent à des faits qui lui sont indifférents. Elle est un "singe" égaré au milieu des hommes, qui se cherche une âme (comme la décrit sa mère). Elle veut se venger également de Dieu, qui semble l'avoir mise à la mauvaise place avant de l'abandonner. Mais elle veut se venger seule, sans l'aide de personne. Elle ne veut surtout appartenir à personne, n'être associée à personne. Ainsi de cette scène où elle se frotte les doigts pour en faire partir les traces d'épingles, pour ne pas être marquée comme une esclave. D'où aussi son refus de la religion.

L'apprentissage du théâtre se révèle finalement un quête de l'âme : "La nouvelle d'Arthur Symons m'a paru très choquante parce qu'elle dit qu'un être humain, c'est une machine plus quelques habitudes et de l'imitation. Alors, est-ce que nous aurions un petit quelque chose qui est une âme ? Mais pas au sens spirituel, puisque c'est un écrivain athée, très vachard sur la religion. "Est-ce qu'on a une âme ?" est une très bonne question de cinéma. [...] Ce qui est beau chez Esther, c'est qu'elle a une âme, mais qui ne lui vient pas de Là-Haut, c'est une âme à elle."

Un disciple caché de Cronenberg ?

Il y a dans le cinéma d'Arnaud Desplechin une arrogance, une confiance en ses moyens et en ceux du cinéma étonnantes. Dans chacun de ses films il s'est attaqué à un genre différent, en réussissant à chaque fois à dépasser ces contraintes pour parler de ce qui semble l'obséder : comment, au contact des autres (les morts, les amis, les amants, les ennemis) un être peut trouver sa place dans le monde, assumer sereinement sa vie. Ainsi, il décrit La vie des morts comme un western, La sentinelle est un film d'espionnage, Comment je me suis disputé ... un "film français prise de tête sur de jeunes profs de philo", Esther Kahn un film encostumes, Léo une adaptation de pièce de théâtre, et Rois et reine un mélange détonnant de burlesque et de mélodrame. Là encore il ne tombe pas dans la reconstitution plate du folklore juif ou des quartiers londoniens, mais parle toujours de problèmes contemporains, et livre un film moderne. Il y a également chez lui un goût pour la provocation, une volonté de contrer les critiques qui lui sont faites : d'où le choix de tourner Comment je me suis disputé ..., où il prouve qu'en condensant tout ce qu'on reprochait au jeune cinéma français à ce moment on peut faire un film à la fois intelligent, drôle, et passionnant ; ou ici le choix des voix off : "Comme les voix off de Comment je me suis disputé ... m'avaient été reprochées, comme on m'avait dit que ce n'était pas du cinéma, je me suis fait un plaisir de les refaire, puisque visiblement ça déplaisait ..."

Mais, au delà de cette virtuosité, il y a toujours le désir de saisir quelque chose de profond : "pour tourner, il faut être sûr que, humblement, ce qu'on montre, eh bien c'est un peu la vraie vie, et pas des références de cinéma."

Son cinéma a enfin un côté très physique, très éloigné de l'image intellectuelle et élitiste qu'on donne de lui. Les problèmes intérieurs de ses personnages doivent toujours s'exprimer sur leur corps, par le physique. Ainsi Esther se frappe le visage pour laisser apparaître et sortir sa souffrance intérieure ; de même, la mère de Léo devait simuler un accouchement pour accepter son fils adoptif, souffir pour qu'il puisse naître réellement ; dans La sentinelle c'est une tête momifiée qui représente le poids des morts de la guerre froide ; dans Comment je me suis disputé ..., c'est par le retour de ses règles qu'Esther reprend possession de son corps. Dans cette volonté d'exprimer physiquement les problèmes intérieurs de ses personnages, il se rapproche du cinéma de David Cronenberg (dont Howard Shore, qui a écrit la musique d'Esther Kahn, est le compositeur attitré) : "Cronenberg est un cinéaste auquel je pense tout le temps", avoue-t-il. Le fait de faire s'exprimer sur le corps les problèmes psychiques est d'ailleurs le principe de la psychoplasmatique de Chromosome III ... "Ce qui serait formidable, c'est de parvenir à faire dans le même geste des films qui seraient secs comme des films français et scintillants et vulgaires comme des films américains, et surtout de ne pas être de bon goût comme les européens."

Version longue vs version courte

La version projetée au ciné-club est la version courte d'Esther Kahn (celle sortie au cinéma). La version longue compte essentiellement trois scènes de plus, une très belle scène de rêve d'Esther, et deux autour du personnage de Philippe Haygart, qui a donc un petit peu plus d'épaisseur. "Moi ça m'est difficile de répondre d'autre chose que de la version longue, mais bon, il y a tant de films qui ont connu cette histoire, c'est presque banal ..." déclare Desplechin à ce propos.

Filmographie :

- 1991 : La vie des morts (moyen-métrage)
- 1992 : La sentinelle
- 1996 : Comment je me suis disputé ... (ma vie sexuelle)
- 2000 : Esther Kahn
- 2004 : Léo, en jouant "Dans la compagnie des hommes"
- 2004 : Rois et reine

 

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